La nuit des temps
Manger est un acte à la fois social et sensoriel, et la faim a déclenché des guerres et des révolutions. Avec la maîtrise du feu, notre alimentation a profondément modifié notre physionomie. La mâchoire et le cerveau ont évolué, nous permettant de développer la parole autour d’un foyer, ce point de convergence autour duquel notre langage a évolué.
En communicant, notre cerveau a développé des stratégies pour s’enrichir et devenir encore plus apte à gérer notre environnement. Au cours de l’évolution, le volume de notre cerveau a triplé, passant de 450 cm³ à 1350 cm³. Cette expansion cérébrale a exigé, en contrepartie, un apport accru en protéines pour répondre à sa demande énergétique.
Ainsi, au fil de l’histoire, les techniques de chasse sont devenues de plus en plus élaborées, et l’art de cuisiner s’est sophistiqué. Pendant des siècles, trouver une matière première, la transformer et la cuisiner a été un moyen de subsister, de transmettre un savoir et de progresser.
Qu’en est-il aujourd’hui ?
DÉCONNEXION DE NOTRE ENVIRONNEMENT
L’humanité s’est construite en interagissant directement avec son environnement pour se nourrir. Chasser, cueillir, et cultiver nous liait à la terre, aux saisons, et aux animaux. Ce rapport physique et direct a développé chez nous des sens aiguisés, une compréhension intime de la nature et un sens de la communauté. Aujourd’hui, les aliments sous film plastique coupent ce lien. Nous n’avons plus besoin de comprendre d’où vient notre nourriture, ni comment elle est produite. Cette distance rend notre existence plus abstraite et potentiellement plus fragile, car nous perdons la mémoire collective de la subsistance.
DÉCONNEXION DE NOTRE CORPS
Manger des aliments mous et industrialisés, riches en sucre et en gras, mais pauvres en nutriments essentiels, transforme notre rapport à notre propre corps. La mastication, autrefois essentielle au développement de notre mâchoire et de notre cerveau, est devenue superflue. La satiété est déséquilibrée, car les nutriments manquent, ce qui peut conduire à une surconsommation. Le corps devient un simple réceptacle, et l’acte de manger, au lieu d’être un moment de plaisir conscient et de nutrition, se transforme en une routine mécanique pour calmer une faim superficielle.
DÉCONNEXION DE L’ACTE SOCIAL
Le repas a toujours été le ciment de la société, le lieu où l’on partage des histoires, des connaissances, et où se tissent des liens. C’est autour du feu que le langage s’est développé. Aujourd’hui, « des humains concentrés sur un écran, » symbolise la fin de ce rituel. Le repas solitaire et silencieux remplace le banquet partagé. La nourriture est consommée comme un carburant individuel, et non plus comme un moment de communion. Cela affaiblit les fondations de notre tissu social et peut conduire à une plus grande solitude et un isolement généralisé.
Une évolution en panne ?
Jusqu’à présent, notre évolution a toujours été une réponse à des défis. La complexité de notre cerveau a exigé plus de protéines, nous poussant à développer des stratégies de chasse sophistiquées. L’évolution était un cycle de cause à effet qui nous rendait plus ingénieux et plus adaptés.
Aujourd’hui, ce cycle est brisé. L’accès à la nourriture est artificiellement simple. Notre cerveau n’a plus besoin de « penser » pour trouver de quoi se nourrir. L’ingéniosité se déplace vers des activités purement virtuelles, alors que notre corps, lui, régresse. Le « danger » n’est donc pas seulement physique, mais aussi existentiel : il est celui d’une humanité qui stagne, ayant résolu son problème le plus fondamental (la faim) d’une manière qui risque de la rendre plus faible, plus malade, et plus seule que jamais.
Pour la première fois, nous ne sommes pas menacés par une pénurie, mais par un excès. L’abondance est devenue un piège. La nourriture industrielle, si facile d’accès, est une menace sournoise qui mine notre santé, notre intelligence et notre capacité à vivre en communauté.
Cette prise de conscience est t-elle le premier pas vers un changement de mode de vie… ou sommes-nous déjà trop habitués à cette nouvelle réalité ?