23 avril 2024

Un sucre inverti en vaut deux !

Sémantique bien soignée.
Un aliment industriel n’aime pas se dévoiler aussi facilement, il préfère se cacher derrière un vocabulaire technique emprunté au chimiste. Il n’est pas rare en effet que les firmes multinationales usent et abusent de termes ressemblant à s’y méprendre à une forme d’outil obscurantiste. Chaque mot de vocabulaire décortiqué est donc une bataille gagnée.
Dans la thématique, accueillons l’invité du jour : « le sucre inverti », un ingrédient présent dans de nombreux produits de grande consommation.
Le sucre inverti est connu sous plusieurs noms. Si vous êtes pâtissier ou confiseur, vous le connaissez sûrement sous les noms Trimoline®, Staboline 815 ou Lebboline® qui sont les noms donnés par les différentes marques commercialisant ce produit. Le chimiste préfère parler d’invertose pour faire apparaître la terminaison en “ose” qui caractérise le “sucre”.

Voyage raffiné.
Pour faire la lumière sur l’invertose (gardez vos lampes torches à portée de main, la lumière nous servira plus tard) nous retournons aux origines du sucre… à savoir la canne à sucre (ou la betterave, dont la France est le premier producteur). Après récolte, la canne est broyée pour en extraire une matière première, finalement raffinée jusqu’à l’obtention du pur sucre blanc (les méfaits du sucre blanc ayant déjà été traités dans plusieurs autres articles, je ne m’y attarderai pas ici). Cette fameuse poudre blanche, estampillée “sucre” et largement disponible sur nos rayons de supermarché, n’est plus un mélange puisqu’elle ne contient qu’un seul produit, le saccharose (j’enfonce des portes ouvertes, mais c’est pour être sûr que personne ne sucre ce passage).
Maintenant que l’on sait d’où vient le sucre de table, faisons-nous tout petit et partons explorer ce petit monde à l’échelle de l’atome.
Une molécule indivisible ayant les propriétés d’un sucre est un saccharide. La molécule de saccharose est un disaccharide, c’est-à-dire un polysaccharide composé de seulement deux saccharides.
Pour ceux qui aiment les images faciles à retenir, imaginez un collier de perles qui ne contient que deux perles. Si vous y arrivez, vous avez une bonne idée de ce à quoi ressemble la molécule de saccharose.

Et le sucre inverti dans tout ça ?
Eh bien le sucre inverti apparaît dès que l’on sépare les deux saccharides pour obtenir un mélange. Dans le cas du saccharose, si on sépare les deux éléments qui le constituent, on obtient du fructose et du glucose en proportions égales à la molécule près.
Pour compter le nombre de molécules, le chimiste utilise une unité qui s’appelle “la mole” (je n’insulte personne). Une mole correspond à un certain nombre d’atomes (pour les curieux, renseignez-vous sur le nombre d’Avogadro). Lorsque je décompose mon saccharose en glucose et fructose, j’obtiens autant de moles de l’un que de l’autre (dit autrement, le même nombre de molécules). Le sucre inverti est donc un mélange dit “équimolaire”.

Une recette à faire chez vous : le sirop de sucre inverti. Prenez votre saccharose et diluez-le dans de l’eau.
Ajoutez de l’acide, par exemple le fameux acide citrique (le même que dans le jus de citron). Plus votre mélange est acide, plus le pourcentage de saccharose qui se transforme en invertose est élevé.
Chauffez doucement (pour que la réaction soit plus rapide), mais sans caraméliser et vous obtenez un beau sirop de sucre inverti !

Oui, c’est aussi simple que ça. Tellement simple que parfois, on obtient du sucre inverti sans le faire exprès. Si vous préparez de la limonade maison, le mélange du jus de citron et du sucre dans de l’eau vous fait faire de l’invertose sans le savoir (presque comme monsieur Jourdain). En ajoutant du gaz carbonique pour rendre votre boisson pétillante, vous augmentez l’acidité et par conséquent le pourcentage de saccharose transformé en invertose. Ne vous jetez pas la pierre, les abeilles sont tombées dans le même piège. En butinant le nectar sucré des fleurs et en le prédigérant avec l’acide de son estomac, l’abeille produit, sans le savoir, un miel composé d’invertose.

Procédés industriels.
L’industriel obtient de l’invertose plus efficacement, en utilisant une enzyme de synthèse appelée « invertase ». Cette enzyme permet de transformer 100% (où presque, en science on n’est jamais totalement sûrs) de saccharose en invertose, et beaucoup plus rapidement qu’avec de l’acide.
Finalement, on a l’impression de vivre un complot du genre “Le gouvernement vous ment ! L’invertose est partout !” ?
D’autant plus que le sucre inverti présente autant d’avantages et d’inconvénients que le sucre blanc. D’ailleurs, consommer l’un ou l’autre revient un petit peu au même, puisque, sans en être conscients, vous produisez naturellement cette fameuse invertase (comme l’abeille. Faites “bzzz” pour voir ?) qui va décomposer le saccharose en invertose lors de votre digestion.

Secret d’usine.
Mais alors, pourquoi nos marques préférées s’embêtent-elles à produire un ingrédient qui coûte un petit peu plus cher qu’un simple saccharose ?
Il y a plusieurs raisons.
D’abord, le sucre inverti à un goût 30% plus sucré (en moyenne). Quand on y réfléchit un peu, c’est logique. Goûter de l’invertose revient à avoir deux sucres différents sur la langue. Deux sucres qui seront reconnus différemment par votre cerveau qui reçoit une information plus intense (je vous avais bien dit qu’un sucre inverti en vaut deux). La même quantité de saccharose pur, de glucose pur ou de fructose pur semblera moins sucrée. C’est-à-dire que pour la même saveur, je peux consommer 30% moins de produits, et pour la même quantité je peux offrir un goût plus puissant que la concurrence, goût sur lequel les enfants (qu’on rend accro au sucre dès la naissance) se jettent volontiers.
Mais ce n’est pas le seul avantage ; ce sirop de sucre inverti est également plus facile à utiliser dans les préparations. Il est plus onctueux, plus stable dans le temps et permet de fabriquer des gâteaux et pâtisseries moins sensibles à l’humidité et sans risque de cristallisation. Vous voyez cette pâte brune qui se forme sur le goulot de votre bouteille de sirop pour la toux ? Ce sont des cristaux de sucre, pas très appétissants dans un biscuit !

La lumière fut ?
Maintenant, faisons littéralement la lumière sur le nom “invertose”. Pour comprendre le nom de l’invertose, il va nous falloir un peu de lumière, mais pas n’importe laquelle : de la lumière polarisée. Pour bien comprendre l’invertose et son étymologie, il faut comprendre un peu mieux la nature de ce qu’est la lumière polarisée, et cette explication implique de d’abord expliquer la nature de la lumière classique. Comme nous allons rentrer dans le domaine à la mode de la physique quantique, je vais rester évasif et me limiter au strict minimum pour notre sujet (ne me lancez pas sur la physique quantique, j’ai déjà débattu, verre à la main, avec un inconnu rencontré dans un bar sur l’impossibilité de transmettre de l’information par intrication quantique).

La lumière, on ne sait pas trop ce que c’est. Mais dans certains cas, il est plus facile de faire comme si c’était une particule (le photon), et dans notre cas, il est plus facile de faire comme si c’était une onde. (Braquez votre lampe torche sur l’invertose !) Lorsqu’elle est émise, la lumière se propage dans tous les sens. Imaginez une mèche de cheveux crépus. Si vous deviez dessiner le chemin emprunté par un de ces cheveux et le comparer aux autres cheveux, vous auriez beaucoup de mal à trouver un autre cheveu qui suit un parcours identique. Maintenant, imaginez une mèche de cheveux lisses. Bien ordonnés, ils restent bien parallèles et suivent le même chemin en ligne droite. Bien qu’un peu bizarre, cette métaphore vous donne une bonne image mentale. La lumière classique est un méli-mélo d’ondes et/ou de particules se déplaçant globalement dans la même direction, tout comme notre mèche crépue. Polariser la lumière revient à lisser notre mèche de cheveux : on obtient un beau faisceau de lumière bien organisée. Tous vos photons vibrent et oscillent en rythme dans une même direction, que l’on nomme “plan de polarisation”.

Le sucre dans tout ça ?
On y vient. Prenez une cuve transparente et remplissez-la avec de l’eau distillée. Faites passer votre lumière polarisée à travers et la lumière ressort de l’autre côté inchangé. Versez du saccharose dans l’eau et vous allez observer un premier phénomène : le plan de polarisation de la lumière change. Vos photons oscillent toujours en chœur, mais plus dans la même direction ; le plan de polarisation est légèrement dévié vers la gauche. Refaites la même expérience avec l’invertose et vous obtiendrez le résultat inverse : le plan de polarisation sera dévié vers la droite. À ce stade-là normalement vous avez déjà percuté, mais je l’écris noir sur blanc au cas où : l’inverstose “inverse” le plan de polarisation de la lumière.

Toute cette explication pour avoir au final une étymologie qui ressemble à un mauvais jeu de mots.

Les points à retenir.
L’industriel ou même votre pâtissier préféré pourraient être tentés d’utiliser l’invertose pour leurs préparations, car il est plus facile d’emploi et fournit la même qualité de produit à moindre effort. Pour votre santé, consommer de l’invertose ou du saccharose revient exactement au même. Traitez les deux avec autant de sévérité !

Bastien GUILBAUD

Pour aller plus loin
https://pubchem.ncbi.nlm.nih.gov/compound/21924868
http://web.polygelsal.com/products/88/sugars-fondant https://www.backeuropfrance.fr/fr/blog/sirop-de-sucre-inverti-liquileb-lebboline-n595 https://www.souschef.co.uk/products/trimoline

Une réflexion sur « Un sucre inverti en vaut deux ! »

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